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À l'ombre d'un rôle : Chap 3 - Retrouvailles
Dernière mise à jour : 15 mai
Un hall feutré. Des marches. Un couloir, menant sur des portes latérales.
Une musique – encore une – guide mes pas. Et plus le son se rapproche, plus le présent respire le passé.
Sound of the Silence m’ouvre la voie. Et la voix métallique, grave, caverneuse, de David Draiman, le chanteur du groupe Disturbed qui la chante, dont j’ai reconnu le timbre, donne une amplitude encore plus étrange, plus hors du temps, dans un lieu qui transpire l’inquiétant, et le danger immédiat.
D’instinct, mes pas sont plus lourds, marchant dans la prudence, pour une réactive immédiate.
Qu’est-ce que je fous là en vérité ? Suis-je tombé dans un piège sans m’en apercevoir ? Par nostalgie ? Par intrigue ? Suis-je dans un mauvais trip ? Pas le souvenir d’avoir tiré sur un joint récemment… Et la bouteille, je lui fais la gueule depuis des années… Alors quoi ? La lâcheté ? Cette plaie ouverte vers hier ? Ou alors, savoir qui me pousse vers le silence des sons ! Obtenir la vérité ! Celle qui n’est pas six pieds sous terre…
Des doubles portes centrales sont ouvertes sur une salle éclairée, traçant une ligne droite entre des sièges fermés, en velours, rouge, et puant la poussière à plein nez. La scène est face à moi, à quelques dizaines de mètres. Une scène vide, plongée dans le noir.
Et la force de Sound of the Silence est à son apogée.
Je reste immobile, et regarde autour de moi.
Tout est vide, et vieux. Ce théâtre n’est pas ouvert depuis des années. Fermé pour travaux ? À l’abandon ? Bizarrement, je ne connais pas ce lieu. Ou plutôt si ! Il me disait bien quelque chose, mais je n’arrivais pas à mettre un souvenir dessus. Il ressemblait vaguement à mes débuts sur scène, quand j’étais au conservatoire, et que je faisais mes gammes dans des rôles classiques. Une période d’apprentissage intense où l’écorché vif que j’étais avait croisé des pantins articulés aussi mal dans leur peau que passionnés du jeu. Ce feu sacré impossible à traduire, inexplicable, ni en cours, ni sur un divan. C’était là ! Au fond ! Brûlant comme un feu grégeois. Ça irradiait. Ça tenait chaud. Et ça me faisait danser la carmagnole du jeu, ne tenant jamais en place, en surchauffe permanente.
Une période faste. Cuisante…
La chanson s’arrête et une douche froide sur scène jaillit d’une perche.
Un cercle sur l’avant-scène délimite la lumière, entourée d’obscurité dans ses néons d’ombres. Dans le cercle, la silhouette d’une femme, la tête baissée, raide comme un mannequin.
Puis, le mannequin relève la tête, et me souris dans ses grands yeux noirs. Puis, elle me pointe du doigt d’un geste lascif, et donne de la voix.
— Venez, venez, esprits qui assistez les pensées meurtrières, de la tête au talon, remplissez-moi toute la plus atroce cruauté ; épaississez mon sang ; fermez en moi tout accès ; tout passage au remords.
Je reconnais la réplique de Lady Macbeth, toujours du même Shakespeare, qui annonce sa grandeur, sa folie, sa quête de pouvoir incessante. Tout un symbole ! Comme souvent avec l’auteur britannique.
Je l’arrête dans son élan, pour éviter tout amalgame.
— Tu joues à quoi ? Pourquoi je suis là ?
Elle s’arrête de… surjouer, range sa panoplie de comédienne bon marché et, s’offre une cigarette pour tenir la distance et maîtriser sa surprise, que je perçois sans mal à travers ses tics de la main, signes encore que c’était bien « lui » sous ses apparats féminins.
Je relance :
— T’es mort logiquement. Pourquoi tu réapparais ? Pourquoi… tout ça ! Finis-je par balancer d’un geste de la main sur le lieu dans lequel je me trouve, excédé. À quoi ça rime ces conneries ?
Après une bouffée qui s’éternise, il parle de nouveau, mais toujours avec sa voix de femme comme si…
— Je… voulais… revivre le bon vieux temps.
— C’est du passé tout ça ! J’ai raccroché. Tu le sais, puisque t’es vivant.
— J’ai besoin de toi. C’est très sérieux. Je ne m’adresse pas à l’ancien ami, mais au privé que tu es devenu.
— Pourquoi ne pas prendre rendez-vous, comme tout le monde ?
— Tu me connais suffisamment pour savoir…
— Que tu ne fais jamais comme tout le monde !
Les artistes ont cette fâcheuse manie – pour certains d’entre eux du moins – de vouloir toujours être à contre courant du commun des mortels, par distinction, par opposition, par révolte, pour faire chier leur monde, ou simplement pour se faire remarquer ! Bref, le catalogue des raisons fait une liste de course.
Je le sais. Je l’ai été !
— C’est quoi, l’urgence ? Et enlève-moi cette perruque. On n’est plus à la parade !
— Ce sont mes cheveux. Et ma voix n’est pas transformée. C’est devenu la mienne, comme ce corps.
J’avais un doute depuis le début. J’ai la réponse à ma première question.
— T’as réussi ton souhait, tout compte fait. Changer de sexe.
— Tu sais que je me sentais plus proche des rôles féminins. Et, toi aussi t’as changé de peau !
— Et… t’avais besoin de simuler ta mort pour devenir ce que tu as toujours voulu ? T’avais qu’à faire comme moi : tout laisser tomber ! Lâcher prise une bonne foi ! Mais non ! Tout devait être spectacle avec toi. Même maintenant… Et même quand « monsieur » s’appelle dorénavant « madame », tu me joues encore la Diva.
— Arrête ! J’ai compris. Je suis désolée. Sincèrement. Je ne pensais pas… à mal.
— Tu ne penses jamais à mal, seulement à toi ! Les conséquences tu t’en foutais déjà à l’époque. Et je vois qu'aujourd’hui, t’as rien changé à tes petites manies.
— Je… je ne te reconnais plus.
— J’ai vieilli.
— Tu es devenu austère.
— J’ai mûri et tu devrais en faire autant. Il serait temps !
Je me suis retourné, prêts à repartir, un dégoût dans la bouche de le revoir, non en tant que femme, mais en tant qu’ancien artiste qui faisait les quatre cents coups, et m’en avait fait voir de toutes les couleurs. Et, il m’était hors de question de replonger !
Mais, il cria. Enfin… elle cria. Je crois que je vais avoir du mal à m’y habituer.
À l’époque, sous les artifices des costumes, perruques, et maquillages, ça ne me dérangeait pas de l’appeler dans son personnage de femme de scène. Mais, maintenant que c’est du vrai, le regard n’est plus le même. Je dois le reconnaître. Il faut que je fasse avec. C’est tout. Je suis content pour lui en vérité, qu’il soit parvenu à ses fins.
À son cri, désespéré quand on y prête attention, je suis revenu sur mes pas, les épaules tombantes.
— On en veut à ma vie.
— Officiellement, t’es mort. Qu’est-ce qu’on pourrait de faire de plus ?
— On en veut à ma nouvelle vie…
— Explique.
Il, enfin elle, décide de descendre de la scène et prend sa posture du moment ; la femme politique qu’elle est devenue.
— Mon engagement politique fait des émules.
— Tu as toujours eu des convictions politiques. Ce n’est pas nouveau ! Toujours à aller aux manifs, pour un oui ou pour un non.
— Sauf que là c’est du concret !
— Parce que se battre pour des idées, ça ne l’était pas ?
— Tu sais ce que je veux dire.
Je l’observe, réfléchissant un court instant à la situation aussi ubuesque qu’absurde, de mon point de vue.
— Tu fais de la politique ! Tu t’attendais à quoi ? À qu’on t’ouvre les bras, comme au moment des saluts ? Avec les fleurs, et les « on t’aime ? » T’es si naïf à ce point là ? Tous les politiques reçoivent des menaces pendant les élections. Et même leur mandat n’est pas de tout repos ! C’est triste, mais c’est devenu si commun de nos jours ! Comment je dois t’appeler au fait ?
— Laure. C’est mon prénom, et j’y tiens.
Elle se déplace soudain vers la gauche, dans une démarche légèrement chaloupée, vers un siège au premier rang et prend un sac à ses pieds. Puis, elle me le tend, le regard froid et la voix fébrile.
— On m’a envoyé… une balle dans un cercueil miniature — une maquette — avec une épitaphe : « L’artiste est mort, mais la reine sera toujours vivante ! » Tu t’en souviens ?
— Bien sûr que je m’en souviens. C’est celle inscrite sur ta dalle au cimetière.
À ses dires, je réalise enfin pourquoi elle a fait appel à moi. J’étais l’auteur de l’épitaphe pour les préparatifs à ses obsèques. Le bon vieux temps n’avait rien à voir à l’affaire. Les retrouvailles venaient de prendre un chemin de traverse inattendu.
Inattendu ? En vérité, non. Je regarde dans le sac, et je découvre l’objet de son effroi. Elle ne mentait pas. J’avais senti les emmerdes dès que j’avais embarqué dans la voiture pour m’amener ici. Alors, pourquoi m’étonner ? Les ennuis sont bien là, au fond de ce sac, et en face de moi, en chair et en os, dans une nouvelle identité qui n’avait pas changé de personnalité tant que ça ! Devenir une femme c’était pour lui se fondre complètement dans son rôle désiré. Mais, il aurait pu choisir un autre métier. Ça lui aurait évité des casseroles en cascades.
— Pourquoi t’es pas resté un artiste ? Tu serais devenue une nouvelle égérie pour un nouveau public !
— C’est… le fruit du hasard. Je présentais bien et j’ai mis le doigt dans l’engrenage. Je suis devenue un…
— Autre rôle à jouer ! Le danger en supplément.
— Je ne pensais pas que ce serait aussi violent ! Les escarmouches des oppositions c’est de la petite bière à côté de ça. Le message est clair, il sent le passé et non à mon présent. Quelqu’un sait, au même titre que toi à présent. J’ai même cru…
Il… enfin Laure ne finit pas sa phrase, traînant un sourire en coin, et me laissant deviner tout seul.
Que j’en étais à l’origine…
Je souris à mon tour.
— Tu plaisantes, j’espère ! Je suis devenu un privé, et je suis loin de la politique. Et je n’ai pas changé d’un iota de ce côté-là !
Je l’observe, la tête baissée sur ses chaussures à talon, mal à l’aise, perdue, au bord d’un précipice qu’on a connu tout deux par le passé, le pied dans le vide.
— Tu m’aideras ?
Je grimace.
— Tu seras payé. Je ferais passer ça dans le financement de la campagne.
— C’est légal ?
— Vu les cabinets de conseil qu’on paie à faire du trafic d’influence, tes honoraires passeront comme une lettre à la poste.
Le pouvoir… ça faisait longtemps ! Elle adorait jouer les rôles dominants à travers les pièces. Ça lui collait si bien à la peau qu’enfin de compte elle était devenue un de ses personnages. Ou alors, c’était bien ancré en lui, et par ce truchement d’identité, elle se révéla être ce qu’il jouait par le passé à la perfection.
Je regarde de nouveau à l’intérieur du sac, et d’un hochement de tête, j’accepte l’affaire proposée.
À une condition…