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À l'ombre d'un rôle : Chap 6 - Enquêtes de terrain
La piste du chirurgien s’est refroidie aussitôt avoir commencé mes recherches. Mort un an après l’opération de mon vieil ami. Tragique accident de voiture. Une embardée sur une corniche, puis huit-cent mètres de chute libre. Mort à l’impact, écrasé dans le véhicule, et brûlé par l’explosion du réservoir d’essence.
La sécurité routière cherche encore le moyen de palier à ce genre d’accident, mais elle s’avoue encore vaincue par le pouvoir immense de la gravité. La recherche continue…
J’ai toutefois élargi mes recherches à son entourage qui avait été témoin de l’opération, mais tout porte à croire que le toubib était le seul à connaître la vérité sur l’identité du patient, et est mort avec ce secret. Ou, mort parce que justement il connaissait la vérité. Question gratuite, mais vu l’affaire, je peux m’attendre à tout.
Bref, impasse.
Ma seconde piste non plus n’était pas probante. Le cabinet d’avocat, qui avait scellé par document officiel l’ancienne mort de Laure, fut racheté, restructuré, et démantelé par la concurrence. Et, les deux avocats en question, qui avaient assistés – au même titre que le toubib – aux obsèques de mon ami, furent virés manu militari. Le monde des affaires est ce qu’il est ; pour survivre, tu tues, au sens figuré, et parfois au sens propre !
J’ai cherché quand même à savoir ce qu’ils étaient devenus. L’un est à la retraite, placé en institut pour Alzheimer. Et, l’autre a traversé l’Atlantique, et s’est reconverti dans le droit des affaires, spécialisé dans les fusions/acquisitions de grands groupes ; comme quoi, quand on est une victime des uns, on devient parfois le loup des autres.
Je vois donc mal l’un comme l’autre s’acharner sur un de leurs anciens clients, par esprit de vengeance, ou par appât du gain. Ils avaient fait comme nous : ils avaient fait table rase du passé.
C’est pourquoi j’attends patiemment dans une salle de réunion de nouveaux locaux flambants neufs de ma troisième piste, le cabinet conseil, dont un des membres associés avait été témoin et de la mort et de la renaissance de mon vieil ami qui était aussi leur client.
Vingt minutes que je patiente, sans aucun signe de vie de mon rendez-vous, toujours en réunion d’après son assistante. Une façon affairiste de botter en touche. Je n’aime pas ça, mais je ne peux qu’attendre. On m’assure une nouvelle fois que la réunion va bientôt se terminer. Je relis mes notes en attendant.
Je suis accompagné par une musique d’ambiance, assez ironique, vu mon statut actuel : je reconnais le thème de « Pink Panther ». Je souris à la musique et continue mes relectures sur ce cabinet particulièrement fructueux vu sa santé financière insolente pendant cette période de crise. Une croissance à deux chiffres depuis plus de vingt ans. Ou ils sont doués, ou ils gonflent artificiellement les chiffres pour faire illusion auprès de leur conseil d’administration. Je sais aussi lire les bilans et comptes de résultat. Quand on est un privé, on peut être aussi un touche-à-tout administratif et financier. C’est même préférable que ça fasse partie de la panoplie. Et, j’ai une facilité avec les chiffres depuis toujours. J’aurai pu devenir expert comptable ou commissaire aux comptes si je n’avais pas choisi une voie plus artistique. Et, en vue de mes connaissances dans ce domaine, je fais souvent illusion lors de mes enquêtes de terrain, en lien avec des entreprises par exemple.
Un souvenir d’ailleurs me revient en mémoire. Une enquête m’avait conduit dans un groupe qui, après mon analyse de leurs chiffres devant un des membres les plus influents de leur conseil d’administration, m’avait engagé parce qu’il soupçonnait des détournements de fonds par truchement d’écritures comptables de certains de leurs dirigeants, ce dernier avait voulu me recruter dans ses équipes de contrôleur de gestion. J’avais ri sur le coup. Mais, ce n’était pas non plus tombé dans l’oreille d’un sourd. Il est bon de savoir que certains talents ou savoir-faire peuvent ouvrir d’autres portes inattendues.
Mais, pour en revenir à mon étude du moment, je pouvais déjà conclure que ce cabinet conseil était un monstre, qui touchait à tous les domaines, de la vie publique, à la vie privée. Ce cabinet était un ce qu’on appelle dans le jargon un Think Tank, dont l’objectif principal reste avant tout le trafic d’influence. Légale parce que tolérer par des pouvoirs successifs, friands de leurs connaissances aiguës de leurs maîtrises en analyses de données, en communication, et en menaces à peine voilées. Dans un monde idéal, où la morale et le bien commun vivraient main dans la main, ce type de collectifs aux intérêts privés n’auraient jamais vu le jour. Mais voilà ! Ça fait un petit moment que je me considère vivre dans un monde où l’idéalisme a pris sa retraite, que la morale a foutu le camp, et que le monde est condamné d’avance. Pas très réjouissant, c’est vrai ! C’est pourquoi j’essaie encore de nager entre deux eaux pendant que je peux encore le faire, gardant à l’esprit une certaine éthique pour éviter de me retrouver à la rue, en prison, ou pire, allongé, les pieds devant…
Bien que leur objectif et traitement peuvent être discutables, je ne suis pas là pour en débattre avec eux. Je laisse aux politologues de comptoir, qu’on retrouve aussi sur les plateaux tv, le soin de jouer à qui à tort, qui à raison. Je suis là pour une raison précise et je vais devoir louvoyer pour parvenir à obtenir quelques réponses.
Et, autant quand on me parle de finance, je peux suivre encore une conversation, mais parler politique, ce serait déjà moins évident. Mais, j’ai quelques cartes en main que je compte utiliser, pour éviter les pièges, les réponses toutes faites, et la langue de bois. Je vais devoir jouer aux échecs, et non aux dés, dès que la partie commencera.
Ce qui ne devrait plus tarder – du moins je l’espère – puisqu'une autre secrétaire, plus âgée, donc plus expérimentée, vient d’entrer dans l’antichambre vitrée, à la vue panoramique sur le fleuve, où je suis toujours assis, dos à cette même vue, le nez dans mes notes, et qui m’invite à la suivre.
On longe un couloir fait d’une moquette, tachée de café par endroit, et on passe une double porte anti-feu. Je marche à présent dans un couloir, sur un parquet clair, longeant des bureaux spacieux, éclairées, épurées, plus en phase avec le prestige de la direction.
Au fond du couloir, je me retrouve devant une porte vitrée, floutée, comme dans un cabinet médical.
La femme expérimentée en frontière invisible frappe, puis ouvre, me laissant derrière elle, à attendre de nouveau.
Elle m’invite à entrer, et dès que je passe la porte, elle la ferme derrière moi.
L’homme, derrière son bureau, se présente à moi, la main tendue, tout sourire.
Problème. C’est un jeune, qui porte le même nom que celui que je voulais voir. Il vient à peine de sortir de l’école, et il est déjà responsable. À ses yeux, ses fossettes, et ses lobes d’oreille, je reconnais des traits de famille. Ce n’est pas au père dont j’ai affaire, mais au fils. Ce qui ne m’arrange pas vraiment. C’est l’original que je veux, pas la copie génétique. Les fils à papa se cataloguent souvent en deux souches : où ils cherchent toujours à vouloir faire leur preuve, dans l’ombre du père, ou ils profitent de la lumière du père pour jouer les rentiers ou faire les pires conneries !
Je lui sers la main malgré tout en lui rendant son sourire.
— Je pensais voir le père, dis-je, la main franche toujours dans la sienne.
Son sourire se pince. Ça coince déjà. Il lâche ma main, et m’invite à m’asseoir…
— Que puis-je pour vous ? Monsieur…
Je rappelle le nom que j’avais déjà soumis aux secrétaires, avec une carte de visite dont il est indiqué en sous titre « conseiller à la sécurité » d’un grand groupe pharmaceutique, ayant pignon sur rue dans tous les pays occidentaux. La carte est fausse mais pour un cabinet pareil, elle sentait le pognon à plein nez.
Un nom d’emprunt, prit au théâtre, évidemment. Un petit roquet de son espèce, les arts, à part les arts contemporains, décoratifs, et hors de prix, pour mieux spéculer par la suite lorsqu'ils prennent de la valeur, c’est du niveau de l’huître ; donc je n’ai aucune raison à m’en faire. J’aurai eu affaire à son père, il aurait sans doute reconnu la référence, voir se rappeler aussi de ma présence aux obsèques de son ancien client, et cliente aujourd'hui… J’avais préparé mon profil, et j’aurai eu réponses à tout. Mais, n’ayant plus le même interlocuteur, j’allais devoir jouer la partie autrement. Et, dans son monde illusoire, mon illusion ne serait qu’un effet de miroir.
J’insiste quand même, pour en avoir le cœur net.
— Votre père…
— En déplacement. Comme toujours.
Sa réponse me donne donc raison. Il rajoute, comme pour mieux justifier son absence :
— Rarement présent au siège, vous savez. Nous avons des succursales à travers le monde… Alors…
— Il voyage.
— Voilà ! Et, vous venez pour ?
— Affaire. Vous savez, dans mon secteur, tailler une bavette, ce n’est pas très… rentable. Nous faire patienter non plus. Mon employeur est très à cheval sur le Time is monay.
Sourire pincé de nouveau, sa main dans les cheveux, comme pour remettre une mèche inexistante ; Il tique au pic. C’est bon signe.
— Eh bien, dites-moi tout, me lance-t-il, les bras ouverts, comme pour apaiser la tension.
Le jeu de dupe peut enfin commencer.